the world upside down (lily)

La période n'est facile pour personne, tu en as bien conscience. Même toi, Karhlya, toi qui n'a pas directement été touchée par ces disparitions, seulement de manière éloignée, même si tu as perdu des connaissances évidemment, des amis, il n'y a personne de ta famille qui a été porté disparu il y a six ans … Pourtant, tu ressens les effets de tout ça, et lorsque tu croises l'une de ces personnes mystérieusement de retour en ville, tu te retrouves dans cette situation improbable où tu ne sais pas quoi faire, pas quoi dire, dans la peur constante de faire un faux pas. C'est pour ça, que tu oses à peine imaginer dans quel état tu pourrais être si ta mère avait disparue, par exemple, ou encore ton frère. Il te faudrait vivre en permanence avec cette sensation, une sensation sans doute décuplée d'ailleurs. Tu ne le supporterais pas, n'est-ce pas ?

Alors finalement, c'est comme ça, plus que pour ceux qui ont disparus et sont revenus délestés de leur mémoire, tu as de la peine et de la compassion pour ceux qui sont restés, ceux qui ont attendu des réponses pendant des années et qui s'en trouvent privés aujourd'hui, quand bien même ceux qu'ils ont perdu sont de retour … On change en six ans. On évolue. Alors comme gérer le fait que des gens qu'on aime ont pris un tel retard ? Regarde Lily, par exemple. A peine mariée, enceinte, elle perd sa femme et la retrouve six ans plus tard. La petite a six ans, maintenant, et Lily à vécu comme veuve pendant plusieurs années alors que sa femme, elle, est probablement toujours au stade de la jeune mariée.

C'est donc une fois tes livraisons prévues terminées, et en ayant bien évidemment prévenu ta mère que tu comptais lui enlever la vendeuse pour un petit moment que tu files droit à la boutique, tu t'es changé, tu ne portes plus l'une de tes tenues typiques avec lesquelles tu travailles à la ferme tous les jours, non, tu as opté pour un jean foncé et un chemisier clair, tes cheveux bien ordonnés, c'est Lily que tu viens chercher. « Salut Lily ! » Tu lances, après que la clochette de la porte d'entrée ait retentit. « Je me suis dis que tu avais peut-être bien besoin d'un break … ça te dis d'aller manger un morceau dans le centre avec moi ? Je me suis dis que ça te ferais du bien de changer d'air. »

Elle travaille bien, Lily. Vous êtes des gens simples, dans la famille, mais que ce soit ta mère, ou ton père, tout le monde ici aime le travail bien fait, on ne supporte pas les tire au flanc, chez les Ainsley et Lily n'est clairement pas de cette catégorie. La boutique fonctionne bien depuis son ouverture, vous avez l'avantage d'avoir votre petite réputation, les produits de votre ferme sont de qualité, les gens qui viennent ici le font avec confiance, et vous profitez largement de l'avantage de l'abondance du tourisme aux abords des grands lacs du coin. De ce fait, il y a toujours des choses à faire, et Lily n'a jamais rechigner à la tâche, elle n'a jamais fait les choses à moitié, n'a jamais bâclé son travail malgré sa charge de travail, sa charge mentale aussi que tu imagines assez colossale avec une enfant qu'elle élève seule depuis des années … C'est pour cette raison que tu veux la soulager un peu. Lily est une amie, et tu imagines bien dans quel état elle peut se trouver depuis que sa femme est de retour, toi qui a besoin d'oublier et de mettre tout ça de côté, de cesser les questionnements dans ta pauvre tête, tu as simplement songé que ce serait mieux de le faire à deux.

« Je vais clairement t'en empêcher. Tu peux arrêter pour aujourd'hui, on va aller manger un morceau toi et moi … il y a un restaurant en ville que je veux à tout prix essayer. J'espère que tu aimes les burgers. » Bien entendu, tu la laisses terminer ce qu'elle était en train de faire et alors que ta maman vient prendre le relai pour le reste de la journée, tu ouvres grand la porte pour inciter la rousse à sortir de la boutique, et rejoindre la voiture. « Tu veux rentrer pour te changer, ou récupérer quelque chose ? On peut faire un détour, si tu veux, ça ne me pose pas de soucis. » Tu proposes, en avançant finalement vers le 4x4, appuyant sur ta clé pour déverrouiller les portières.

Tu aurais pu perdre maman. Ou bien, tu aurais pu perdre Ezra. Tu aurais pu perdre les deux, ta nièce aussi, ta belle-sœur avec laquelle tu t'entends plutôt bien, même si tu rechignes un peu à être réellement son amie, simplement parce que tu sais que tu lui mens autant que le fait ton frère. Tu as eu de la chance, ta famille est passée entre les mailles de cet atroce filet mais ce n'en est pas moins plus facile … Parce que, comme ton père avant toi, tu es proche des gens de cette ville. Tu as toujours été ouverte aux autres, Karhlya, tu sillonnes ces rues tous les matins depuis des années, et tu le faisais déjà sur le siège passager de ton père à l'époque, c'est dire. Forcément, tu ne peux pas rester de marbre face à ces gens, leur peine, leur perte, leurs problèmes et aujourd'hui, leurs doutes et leur égarement.

Ceinture de sécurité bien en place - une règle fixe dans ta voiture - tu démarres enfin le moteur avant de faire une marche arrière prudente dans la cour afin de t'engager sur le chemin qui mène à la route. « Direction chez toi, alors ! » Tu annonces, prenant alors la direction du Nord de la ville où réside ton amie. Ce qui est bien, c'est qu'il n'y a plus un moment où tu te sens perdue dans cette ville, tu connais maintenant chaque route, chaque chemin, chaque raccourci pour aller là où tu le souhaites, un vrai GPS ambulant. « Comme d'habitude … Même si je dois bien avouer que l'ambiance est sacrément bizarre en ville en ce moment. » Pas étonnant, hein. Tu as vu la joie, évidemment, mais maintenant que les jours se sont écoulés depuis le retour de ces gens disparus, tu vois bien que ce n'est pas si facile et heureux que ça pour tout le monde. Les choses ont changé, en six années, certains peinent probablement à retrouver leur place, à remettre de l'ordre dans leurs sentiments du passé. C'est aussi un peu ton cas …

« Alors … ? » Tu commences finalement par questionner, avec prudence. « Et pour toi, comment ça va ? Depuis le retour de ta femme, je veux dire ? »