Breathe [ft Adriel]

C'est la course, Adriel. Il a fallu que ce soit l'un de ces rares jours ces dernières années durant lequel tu n'es pas de nuit, normalement, tu t'arranges toujours pour bosser la nuit d'Halloween, ça t'évites de ressasser, ça te permets de maintenir le fil de tes pensées concentré sur quelque chose de tangible et de bien réel, tu divagues bien assez comme ça lorsque tu le remets le nez dans cette affaire de disparitions… Pour une fois, tu as sombré dans le sommeil, pas si tôt, mais tu n'avais évidemment pas la tête à fêter quoi que ce soit, alors tu as bu une bière ou deux devant la télévision, tu t'es faite une pizza pleine de fromage et de pepperoni, et puis tu t'es endormi dans le canapé du salon.

Il est tôt lorsque tu es réveillé subitement par la sonnerie de ton téléphone, c'est la sonnerie du travail, celle des urgences alors tu bondis, tu te prends les pieds dans le tapis et tu manques de trébucher, tu te rattrapes de justement pour finalement te retrouver à genoux, près de la table basse sur laquelle tu attrapes le téléphone. C'est l'un de tes collègues à l'autre bout du fil, et plus il parle, plus tu deviens pâle. En quelques secondes seulement, tu ne l'écoutes déjà plus, alors, tu finis par raccrocher sans le laisser terminer, tu enfiles tes chaussures, ta veste, tu attrapes tes clés et tu fonces jusqu'à ta voiture pour prendre la route du centre. Du commissariat.

Lorsque tu arrives sur ton lieu de travail, c'est la cohue. Le petit commissariat de la ville n'a certainement pas pour habitude d'accueillir autant de monde, dehors, il fait frais, et tu grimaces en voyant qu'on fait patienter des dizaines de personnes à l'extérieur, mais quand tu entres, tu comprends qu'il n'y a vraiment plus de place, plus du tout. L'endroit est bondé, à tel point que tu as du mal à te frayer un chemin. Tu ne parviens pas à atteindre ton bureau, l'un de tes collègues attrape ton bras, t'annonce qu'on t'a formellement demandé, et il t'indique une direction que tu empruntes sans réfléchir.

Mais tu te figes, Adriel, avant même qu'elle ne puisse te voir, tu t'arrêtes au beau milieu de la foule … Livia est là. Et ce n'est pas seulement qu'elle est là, c'est simplement que tu as l'impression d'un rêve, l'un de ceux que tu as fait de trop nombreuses fois. Elle est parfaitement identique à l'image qu'elle a laissé dans ton esprit … ses traits, ses cheveux, en six années, elle n'a absolument pas changé, pas pris une ride, et quand bien même tu ne doutes certainement pas que Liv' puisse vieillir dans la beauté, tout comme sa mère, tu comprends rapidement tout de même que quelque chose cloche.

Finalement, tu avances, beaucoup de choses ont changé, tu ne sais pas ce qui lui est arrivé alors tu viens simplement te placer derrière elle. « Liv' ? » La voix rauque, elle trahit tout un tas de choses que tu ressens à ce moment précis et que tu aurais probablement voulu bien mieux cacher. « Qu'est-ce que … Mais enfin, où étais-tu passée ? » Ouais. C'est tout ce que tu trouves à lui demander, à lui dire après six années. Probablement tout simplement parce que c'est une question qui te tortures depuis trop longtemps, maintenant.

Au final, tu te rends compte Adriel, maintenant qu'elle est là, que tu l'as sous les yeux pour la première fois en six ans que tu ne t'attendais probablement plus à la revoir. Ca fait mal, de se dire que tu avais commencé à te faire à son absence, à te résoudre à ce vide qu'elle avait laissé derrière elle. L'avoir face à toi, c'est comme être face à un fantôme et cette pensée propage un long frisson glacé, et désagréable le long de ton dos. Il y a tant de choses que tu aimerais dire, mais les mots ne viennent pas, tu restes dans ta quête de réponses, tu voudrais savoir pourquoi aujourd'hui, tu n'as pas cette vie avec elle, celle que tu avais tant imaginée pour vous deux … Alors, tu soupires.

Parce qu'elle semble autant dans l'incompréhension que toi, parce que tu comprends bien trop vite que Livia n'a pas les réponses et que ce n'est d'ailleurs sans doute pas le moment de jouer au flic. Tu fronces les sourcils, parce que ses préoccupations à elle ne sont pas les tiennes … Ce soir-là, tu avais tout prévu, vous deviez passer la soirée ensemble. Elle n'était jamais venue, tu n'avais pas compris pourquoi, jusqu'à lire son nom dans cette liste bien trop longue. « Liv' … ça fait six ans que tu as disparu. Que vous avez tous disparus. » Oui, tu manques de tact et oui, c'est sans doute un peu brutal comme façon d'annoncer les choses mais tu as toujours été quelqu'un qui va droit au but, tu estimes que tourner autour du pot est plus douloureux que l'inverse et puis, tu te mets à sa place : toi, tu aimerais avoir des réponses, tu aimerais savoir avant toute chose.

Et à nouveau, tu soupires lourdement, tu finis par saisir le bras de la blonde pour l'emmener avec toi, un peu à l'écart, autant que tu le peux au beau milieu de ce tumulte de personnes qui, peu à peu, apprennent l'atroce vérité. « De quoi est-ce que tu te rappelles ? » Chassez le naturel, il revient au galop Adriel. Probablement que tu préfères mettre l'accent sur cette enquête, sur les faits, pour mieux oublier que tu as fini par la remplacer, d'une certaine manière, pour éviter de songer au moment où tu vas devoir lui annoncer ça. « Est-ce qu'on t'as fait du mal ? Où est-ce que tu étais, Livia ? »

Tu agites la tête. Elle n'a pas les réponses à tes questions, tu n'as pas non plus celles qu'elle semble attendre de toi. C'est étrange, comme finalement, vous semblez en savoir autant l'un que l'autre alors même que vos deux situations, vos positions dans cette affaire sont diamétralement opposées. Pourtant, tu continues, elle n'a tout de même pas disparu comme par magie ? Alors, tu cherches à savoir si on lui a fait du mal, tu veux comprendre qui est responsable de tout ça, même si tu sais parfaitement qu'une seule et unique personne ne peut tout simplement pas porter la responsabilité de tout ça.

Tu attrapes le billet d'avion qu'elle te donne, tu l'observe, un billet tout neuf comme s'il venait tout juste d'être sorti de sa machine, mais la date est celle d'il y a six ans. « Il est daté de 2016 … » Tu lui fais remarquer, comme si ça pouvait lui faire comprendre le problème immédiatement. « On est le 1er novembre 2022. » Tu ajoutes l'information, tout en sortant ton téléphone portable pour lui montrer la date sur l'écran de ce dernier. Quand tu le ranges, cependant, tu as déjà l'impression que ta tête est prise dans un étau, c'est probablement la situation la plus complexe que tu n'ai jamais eu à affronter de ta vie, tu n'as même pas le début d'une solution à tout ça, alors, tu décides qu'il vaut mieux faire les choses dans l'ordre et tu te forces à ranger tes questions.

Tu te remets à l'observer, toujours aussi surpris de constater qu'elle n'a absolument pas changé. Elle va bien. Du moins, elle semble être plutôt en forme, elle n'est pas blessée, elle est simplement perdue, comme toi, et soudainement, ça te frappe … « Comment tu vas ? Je veux dire … » Elle était condamnée, il y a six ans on ne lui donnait que quelques mois à vivre, aujourd'hui, elle se tient devant toi, debout et tu n'as pas l'impression qu'elle soit gravement malade. « Tu dois voir un médecin. Ils ont prévu de vous faire passer par la clinique. Tu as déjà été interrogée ? Je peux t'y accompagner. »

Trop rigide, Adriel. Tu t'en rends bien compte, que c'est pas comme ça qu'on agit avec sa presque fiancée, quand on la retrouve après une si longue absence, après tant d'inquiétudes et de larmes … C'est pas comme ça que ça marche, mais toi, tu n'arrives pas à agir naturellement, tu as l'air d'un robot auquel on a programmé tout un tas de règles stupide qu'il n'arrive pas à transgresser, même s'il le faudrait. La pauvre. Regarde la, elle perdue, elle ne comprend rien et il faut encore qu'on l'interroge, qu'on l'examine, qu'on essaie de savoir si elle dit la vérité, si elle ne simule pas, si ce n'est pas des mensonges, un complot.

« Livia … C'est obligatoire, ils doivent t'interroger c'est important. » Ou pas tant que ça quand on pense à tout le reste, mais tu es définitivement coincé dans le mode professionnel. « Ce sera pas long, je te le promets. » Il faut dire que vous êtes en sous-effectif, que vous ne pouvez pas gérer autant de monde, que les interrogatoires doivent être concis, au risque de manquer certaines choses. Des questions identiques pour tout le monde, des dépositions recueillies le plus rapidement possible. Tu observes les salles d'interrogatoire, les gens qui entrent, et qui en sortent, c'est presque du travail à la chaîne, et puis, finalement, tu ramènes tes yeux à Liv'. Elle sent que ton attitude n'est ni normale, ni naturelle, elle te cerne à une vitesse qui n'a jamais rien eu d'étonnant, après tout, c'est n'est certainement pas pour rien que tu t'apprêtais à lui demander sa main.

Et tu souffles, un grand coup, comme si tu cherchais à reprendre un peu tes esprits, ce sont tes mots que tu cherches, une manière de dire les choses, d'aborder les bons sujets … en vain. « Y'a plein de choses que je te dis pas, Livia … ça fait six ans. » Elle en a manqué des choses, oui, mais tu sais qu'elle n'est pas idiote. « On va faire en sorte que tu vois quelqu'un rapidement, ensuite je t'emmène à la clinique. Où est ta mère ? Je peux vous emmener toutes les deux. »

Au fond, tu aimerais pouvoir tout lui dire … d'un coup, comme un pansement qu'on arrache, ce serait bien simple, mais probablement bien trop brutal. Et si tu voulais faire simple, Adriel, tu effacerais simplement ces six années durant lesquelles elle n'était plus là, tu ferais l'impasse sur cette disparition inexpliquée, tu la tirerait de ce commissariat pour la ramener à la maison, la demander en mariage. Tu ferais en sorte de reprendre là où vous vous êtes arrêtés. Seulement voilà : tu ne peux pas faire ça. Parce que ces six années sont bel et bien réelles, parce qu'elles existent et parce qu'elles ont été les témoins de tout un tas d'événements et de changements.

Tu passes une main sur ton front un peu humide, il fait chaud dans le commissariat, il y a trop de monde à ton goût autour de vous, et surtout, si tu n'étais pas toi, si calme et si en maîtrise de toi-même habituellement, tu serais actuellement en train de faire une crise de panique. A la place, tu choisis d'agir. Si vous restez, elle sera interrogée dans un temps indéterminé et vu la galère que tu constates, la détresse que tu lis chez tes collègues, tu sens bien que ça pourrait prendre des heures. « L'interrogatoire attendra. » Tu décrètes, en attrapant la main de Livia dans la tienne pour l'entraîner avec toi. C'est toi qui justifiera son absence, tu te fiches bien de leurs questions pour le moment, toi, tu songes surtout à cette maladie, à son état de santé. Elle a bonne mine. Meilleure mine que dans tes souvenirs, en réalité, mais tu veux des réponses à au moins quelques-unes de tes questions, alors tu décides que la clinique doit être une priorité, que tu vas certainement donner de la voix pour qu'elle soit prise en charge rapidement.

« On va à la clinique, ensuite … on verra. Je vais m'assurer que ce soit rapide. » Ce que tu veux surtout savoir, c'est comment elle va, si son état général est bon, et puis aussi, où en est ce cancer qui, il y a six ans, menaçait chaque jour de te l'enlever.

Sans même savoir si c'est encore ta place, si c'est encore ton rôle de l'accompagner de la sorte, tu le fais, par habitude. C'est Livia, la voilà ton excuse, et tant pis si on te le reproche plus tard parce que tu fais ce que tu estimes devoir faire, pour elle. Tu veux savoir où elle en est, parce que tu le sais Adriel, si l'un de ces médecins se trouvaient là, avec vous, il vous dirait très certainement que c'est impossible. Il y a six ans, elle était condamnée à ne vivre que peu de temps encore, ça se comptait en semaines, en mois tout au mieux, mais il n'a jamais été question qu'elle puisse vivre encore six années et être à ce point en forme au bout du compte. Tu peux le voir, Adriel, tu peux le voir à son teint, à sa façon de se tenir, ce n'est pas la Livia d'il y a six ans qui se trouve devant toi, mais celle de bien avant cela encore. Celle qui n'était pas malade.

Alors tu l'entraînes avec toi, loin du tumulte atroce de ce commissariat bondé, sa main prisonnière de la tienne, tu la tires à l'extérieur pour rejoindre ta voiture, ignorant royalement l'officier qui tente de venir à toi, probablement pour te dire que tu ne peux pas l'emmener maintenant. Tu lui passes devant si vite, Adriel, qu'il n'ose même pas t'arrêter, ou même te ralentir. Et ce n'est qu'une fois dans la voiture que tu souffles un grand coup, et Livia semble en faire de même, elle respire fort, pleinement, avant de te faire cette remarque. « Pas mal ? » Tu tournes la tête dans sa direction, l'observe, il ne te faut que quelques secondes pour comprendre de quoi elle parle, exactement. « T'as vraiment pas mal ? Pas du tout, t'es certaine ? » Quand elle a disparu, elle ne pouvait plus prendre un bol d'air frais sans grimacer de douleur juste après, sa respiration se faisait difficile, forcer sur ses poumons la faisait souffrir. Il n'y avait plus d'inspiration sans douleur.

Fatalement, ça te colle un espoir un peu dingue … Celui qu'elle puisse être revenue sans son cancer, tu sais pourtant Adriel que c'est parfaitement impossible, mais aujourd'hui, après l'avoir revue, retrouvée, tu es bien disposé à croire aux miracles. Tu démarres alors la voiture, tu fais une marche arrière un peu brutale avant de t'engager, trop vite, sur la route pour foncer droit vers la clinique. « Faut vérifier… » Tu marmonnes.

Un hasard. Tu y penses, ce serait … une explication bien plus rationnelle que la tienne, une accalmie passagère. Il n'empêche que ça reste étrange, parce que tu te souviens parfaitement des discours alarmistes des médecins, à les entendre, il y avait peu d'espoir, il aurait fallu se tourner vers des traitements expérimentaux, des choses nouvelles qui n'étaient qu'en phase de test et sans garantie que ça puisse fonctionner. Eux, ils n'avaient pas la solution miracle, la femme que tu aimais étaient condamnée à finir grignotée par le cancer, l'issue serait fatale.

« J'en sais rien, peut-être oui… » Tu as de l'espoir, mais tu te trouves incapable de tenter de lui transmettre. Tu pourrais te tromper, tu ne voudrais pas qu'elle tombe de haut si jamais on venait à lui apprendre dans l'heure qui suit qu'elle est toujours bel et bien condamnée à la mort. Quelle ironie, hein Adriel, de la voir revenue après six ans et de te dire que tout pourrait recommencer, qu'elle pourrait bien partir à nouveau, mais définitivement cette fois. Tu veux être fixé, probablement plus qu'elle ne le veut elle-même, alors sans réellement t'en rendre compte, ton pied appuie davantage sur la pédale de l'accélérateur.

L'avantage d'une petite ville, c'est que les choses ne sont pas très éloignées les unes des autres. La clinique n'est pas bien loin du commissariat, ce qui te retardes et qui te force à rester si vigilent, c'est qu'il y a du monde dehors, et que les gens de toute évidence font n'importe quoi au volant. Tu peux comprendre, il y a probablement pas mal de gens un peu perturbés, et si tu avais le temps, tu en aurais des rappels à la loi à faire. Seulement, tu traces ta route, tu conduis d'ailleurs aussi mal que tout ce beau monde ce matin … « 444 en tout. Tous disparus durant la même nuit, sans explications. » Une enquête qui piétine depuis le tout début, qui n'a pas avancé d'un iota depuis des années, et qui maintenant connaît un rebondissement sacrément … inattendu. « On a rien trouvé … pas de preuves, pas de pistes, pas d'indices, pas de témoins … j'ai cherché. J'ai fais que ça pendant des années, j'ai jamais arrêté. » Ca sonne comme des excuses, c'en est probablement d'ailleurs.

Qu'est-ce qu'on est censé dire à quelqu'un qui a disparu pendant six ans, quand personne n'a été capable de comprendre ce qui a bien pu se passer. T'es flic, Adriel, t'es flic dans une petite ville, certes, mais t'en as quand même vu passer des trucs bizarres, tu sais qu'il y a des mystères que certains policiers ne parviennent jamais à résoudre … Mais rien de comparable à ça. Une personne peut bien disparaître sans laisser de trace, tu peux l'admettre. Tu peux admettre qu'une famille disparaisse. Mais plus de quatre cent personnes ? Non, impossible. Pas sans laisser une trace, un indice, un témoin, quelque chose. C'est comme s'ils avaient tous été effacés, soustraits à leur vie tout à coup. La magie, ça n'existe que dans les films alors toi, tu restes persuadé que quelqu'un, plusieurs quelqu'un même, sont derrière tout ça, le hic, c'est qu'ils ont diablement bien fait leur boulot.

Et toi, tu en es là, dans cette position peu enviable, celle de celui qui a fouillé, cherché pendant des années mais qui n'a pour autant pas la moindre réponse à fournir. Qui. Pourquoi. Comment. Tu n'en sais fichtrement. « J'en sais rien, t'as peut-être oublié ça aussi… » C'est qu'on est plus à ça près, hein Adriel, étant donné que ces gens sont tous frappés de la même amnésie - ce qui les rends clairement suspects aux yeux de certains de tes collègues, et tu penserais certainement pareil si Judd, Livia et Maxine n'étaient pas dans le lot - et qu'ils sont tous parfaitement incapable de fournir le moindre élément qui pourrait faire avancer quelque chose.

Cela dit, tu n'as pas spécialement envie de débattre de tout ça ici, et maintenant, surtout que Livia n'est peut-être pas la bonne personne pour ça. Du coup, tu te contentes d'entrer sur le parking de la clinique, un parking déjà bondé qui te forces encore une fois à déborder, et te garer là où tu n'es pas censé mettre ta voiture. Quand tu coupes le moteur, tu soupires un grand coup avant d'ouvrir ta portière pour te glisser à l'extérieur, et tu attends simplement que Livia en fasse de même pour fermer la voiture et avancer jusqu'à l'entrée principale de la clinique. Là, c'est encore toi qui prends les choses en main : tu vas directement à l'accueil, et tu presses la petite dame de faire en sorte que ton ex petite-amie soit prise en charge rapidement, usant et abusant assurément de ton statut de lieutenant. « Ils vont s'occuper de toi. »

Il y a du monde. Il y a ici pas mal de personnes qui attendent de passer sous les yeux experts d'un médecin ou d'une infirmière, mais sur le moment, tu t'en fiches pas mal et tu te contentes de jouer de ce grade durement acquis pour la faire passer en priorité. Son cas est exceptionnel, déjà à cause de ce cancer qui ne semble actuellement pas faire des siennes, mais aussi parce que c'est Livia, c'est aussi simple que ça.

Et en effet, en moins de cinq minutes après votre arrivée, son nom est appelé et tu lui confirmes d'un signe de tête que tu restes ici, et que tu l'attends. Ça pourrait te permettre de souffler un peu, de te retrouver seul, mais au lieu de ça tu te mets à faire les cents pas dans la salle d'attente sous les regards parfois agacés de certaines personnes qui sont probablement tout autant sous tension que toi. Tout ça va devenir atrocement compliqué, tu le sais d'avance, seulement pour le moment tu te demandes surtout où elle en est, elle. Il y a maintenant six ans de décalage entre vous, vous êtes complètement déphasés, tous les deux, et puis il y a ce cancer … Et tu ne sais toujours pas quoi en penser, Adriel. On ne guérit pas miraculeusement d'un cancer, ça ne part pas comme ça, c'est probablement le pire fléau de l'humanité à votre époque, et tu sais la difficulté d'en venir à bout malgré les avancées significatives de la médecine. Alors franchement, pourquoi est-ce que tu continues d'espérer qu'il ait bel et bien disparu de son corps ?

Seulement voilà, lorsqu'elle réapparaît après un long moment, tu as l'impression que quelque chose ne va pas. La peur vient te nouer l'estomac, et tu redoutes ce que tu redoutais toujours, après chacun de ses contrôles médicaux : qu'elle te dise que c'est encore pire, que ça ne va certainement pas en s'améliorant et que c'est même tout l'inverse. « Comment ça, un doute ? Ils n'ont rien dit de plus ? » Ca peut être n'importe quoi. Un doute sur l'ampleur que cette tumeur à pu prendre, un doute sur … tout un tas de trucs. « J'y crois pas, c'est quand même pas bien compliqué de comparer… » Probablement que si, après tout, t'es loin d'être médecin, mais sur l'instant, ça te frustre et tu finis par passer une main dans son dos pour l'entraîner avec toi vers deux sièges libres dans un coin. « Tu veux boire un truc ? » Tu demandes, en désignant l'un des distributeurs face à vous.

De truc bizarre en truc toujours plus bizarre, c'est à se demander de quelle autre surprise sera faite cette journée, si tant est que les choses étranges pouvaient décider de s'arrêter à cette seule et unique journée. On a pas idée de ce que l'on pourrait penser ou ressentir dans pareille situation avant de l'avoir vécu … et en même temps, qui pourrait s'imaginer un jour se retrouver dans un tel cas de figure ? Rien que les disparitions avaient tout du scénario de l'une de ces séries à succès, ça aurait d'ailleurs probablement été adapté si seulement il y avait eu plus de réponses sur le pourquoi du comment, mais ces retours, leurs circonstance, l'amnésie et dans le cas de Livia, le cancer qui oubli de se manifester, comme si elle l'avait laissé quelque part, un peu comme une valise qu'on oubli sur le quai d'une gare.

Tu te lèves à nouveau de ton siège pour introduire quelques pièces dans le distributeur, appuyant mécaniquement sur les bons boutons de la vieille machine pour obtenir une bouteille d'eau que tu viens placer entre les mains de la jolie rousse. Tu soupires. Encore, oui, c'est déjà la centième fois que tu soupires aujourd'hui, c'est le signe qu'il y a des choses qui ont envie de sortir mais que tu retiens parce que tu sais que c'est pas le moment, tu ne seras pas soulagé avant un bon moment Adriel, tu le sais d'avance parce que tu es comme ça, parce que tu choisiras toujours de ménager les autres. « Si, sans doute … » On doit avoir besoin de toi. Ils doivent avoir besoin de tout le personnel disponible, et même davantage aujourd'hui, mais tu as toujours été là, tu as toujours donné de ton temps, de ton énergie pour ton boulot, t'as pas manqué un jour de boulot en six ans, comme si ça allait te coûter une réponse, un bout de vérité, alors aujourd'hui au moins, tu as décidé de jouer la carte de l'égoïsme. « J'irais plus tard, de toute manière vu le bazar, ils ne se rendront même pas compte de mon absence en particulier. » Oh, tu fais une grosse erreur, tes supérieurs sont sur le pied de guerre et en tant que le lieutenant, il est certain qu'on a déjà envoyé au moins quelqu'un pour te mettre la main dessus, peut-être même que certains diront que tu étais là, tout à l'heure, et que le jeune policier de l'accueil pourra dire qu'il t'as vu partir avec Livia alors qu'elle aussi aurait dû rester là-bas, mais tant pis, peu importe.

Tu cesses d'y penser parce que le médecin débarque à nouveau, la mine étrange, impossible à déchiffrer pourtant. La jeune femme se lève pour lui emboiter le pas, et encore une fois, tu mets de côté le fait que vous n'êtes plus ensemble même si votre histoire n'a jamais eu officiellement de fin et tu la suis, comme si tu étais encore ce compagnon qui l'accompagnait à ses rendez-vous médicaux importants. Une fois dans un bureau bien fermé, la porte close, les bruits de couloir étouffés, il prend le temps de faire le tour de son bureau, de s'y installer, et c'est déjà trop pour toi. « Qu'est-ce qui se passe ? Comment est-ce qu'elle va ? Où en est le cancer ? » Tu questionnes, presque comme un interrogatoire, tu te fais pressant, tu as le ton d'un homme qui n'attendra pas une éternité pour avoir des réponses concrètes.

Tu as de l'espoir, c'est vrai. Probablement un espoir un peu fou, un peu dingue et complètement surréaliste, un espoir qui ne serait pas permis de s'installer en toi il y a six ans, lorsque tout allait mal concernant la maladie de la femme que tu aimais. Quand tu entendais ce médecin - et tu l'entends encore, parfois, dans certains de tes cauchemars - qui annonçait simplement que la maladie était trop avancée, qu'elle gagnait du terrain trop vite et qu'ils n'avaient pas les moyens d'y faire quelque, qu'il n'était pas possible pour eux de la sauver, tu le croyais, et l'espoir se taisait. Pourtant, tu ne voulais pas y penser, tu refusais de t'imaginer l'enterrer, tu refusais d'arrêter de vivre à cause de ça, tu voulais l'épouser, et tu continuais de parler d'enfants. Tu ne t'es jamais imaginé sans Livia, avant qu'elle ne disparaisse évidemment …

Et aujourd'hui, face à cet autre médecin, tu veux la vérité immédiatement. Tu fonctionne comme ça, Adriel, tu préfères un pansement que l'on arrache d'un seul coup et qui fait très mal, à une douleur diffuse sur des jours, ou des semaines. Finalement, tu te sens presque comme si c'était toi qui avait porté ce cancer et qui attendait de savoir s'il était toujours là, l'effet est le même … Et le soulagement est aussi le même, lorsque tu entends le spécialiste qui explique que cette tumeur qui empêchait Livia de respirer avant sa disparition a tout bonnement disparue. Impossible. Il a des doutes, parce qu'il sait que c'est impossible, ça ne disparait pas comme ça, elle ne serait pas partie seule et personne n'était en mesure de la lui retirer sans risquer de la tuer … Et pourtant.

Tu te tournes vers elle, tandis qu'il continue ses explications, qu'il parle dans tout un tas de choses un peu plus techniques. Elle est figée, comme sans réaction, et en présence du médecin évidemment tu n'oses pas l'interpeller pour avoir le fond de sa pensée, de fait, tu glisses simplement l'une de tes mains jusqu'à l'une des siennes pour la saisir, et la garder précieusement tandis que tu reportes à nouveau ton attention sur le médecin. Il veut de nouveaux tests, évidemment, il n'y croit pas et tu le sens, il demeure pessimiste mais toi, tu ne veux pas croire que c'est une mauvaise nouvelle, tu ne veux pas penser qu'il y a une erreur … Elle respire, et elle respire mieux que jamais. Tu vois le changement chez elle, elle n'a plus cette mine maladive, elle n'a plus l'air d'une femme qui menace de se briser au moindre choc.

C'est toi finalement qui fait signe au médecin que c'est compris, et lorsqu'il se lève, tu te lèves. « Tu viens ? » Tu quittes le bureau du médecin qui s'éloigne, vous laissant tous les deux dans le couloir. Etrangement, tu préfères éviter de sauter sur le sujet du cancer guéri comme par magie immédiatement. « Si veux, je te ramène. On peut aussi retourner au commissariat pour que tu sois interrogée, mais je vais devoir te laisser … Je reviendrais avec toi, cette après-midi, si tu veux, mais là je dois vraiment aller bosser, d'accord ? »